Etude extraite de la thèse de madame Cécile Rose
Charlotte Corday
Drame lyrique en trois actes
Musique de Léon Manière
Livret de Maurice-Charles Renard
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La durée totale de l’opéra est sensiblement égale à deux heures, la durée de chacun des 3 actes décroissant régulièrement (50, 40 et 30 minutes). Les voix exigent une large palette, avec deux basses (notamment Barbaroux et le bourreau), un ténor héroïque (Lacouture) et le grand soprano dramatique de Charlotte.
L’ensemble orchestral est au complet : 1 petite flûte, 2 grandes flutes, 2 hautbois, 1 cor anglais, 2 clarinettes, 2 bassons, 4 cors en fa, 2 trompettes en ut, 3 trombones, 1 tuba, timbales, grosse caisse, cymbales, harpe, clavecin, orgue, premiers et seconds violons, altos, violoncelles, contrebasses.
Commentaire
Prélude
A la différence des deux suivants, le prélude n’est pas conçu par le compositeur comme partie constitutive de l’acte.
Cependant il expose les thèmes essentiels de l’ouvrage, ceux de Charlotte, de Lacouture, du meurtre et des Girondins.
Un premier thème court et énergique (exemple 1) est entendu dès l’entrée ; donné par les cuivres (trompettes, trombones et tuba), il évoque la mort violente de Marat. Le principe de cette disposition renvoie aux premières mesures de Tosca donnant le motif de Scarpia.
Une soudaine modulation en sib mineur et un ralentissement de moitié du tempo caractérisent l’entrée du second thème (exemple 2), celui de Charlotte, de son destin, qualifié par le compositeur lui-même de « solitaire, triste et tragique » Présenté par les premiers violons, le motif mélodique passe ensuite aux flûtes et hautbois puis aux clarinettes.
Exemple 2 (Les songes de Charlotte)
Nouvelle rupture d’intensité et annonce d’une nouvelle formule rythmique pour le troisième thème, celui des Girondins (exemple 3), précédé d’une courte préparation de l’orchestre. « Très accentué et avec une énergie farouche », il est présenté par les cordes et clarinettes à l’unisson, puis gagne tout l’orchestre et notamment les cors. Une saisissante formule chromatique (sib, la, lab), confiée aux trombones, tuba et cordes graves, conclut dramatiquement et fortissimo cette nouvelle donnée.
Ce furieux passage en mib mineur traduit les tumultes de la Terreur ; l’enchaînement avec le thème élégiaque de Lacouture (exemple 4) n’en est que plus savoureux. Présenté par la clarinette et les cordes, il exprime à merveille la passion tout à la fois discrète et profonde du jeune homme pour Charlotte, sur un nouvel éclairage en ré Majeur.
Exemple 4 (L’amour de Charlotte et Lacouture)
Repris par les flûtes (une septième plus haut), il évolue vers un charmant épisode rêveur que viennent illuminer les arpèges de la harpe.
Soudain le thème des Girondins revient en force et sa passion s’exaspère jusqu’à la puissante reprise du thème du meurtre par les cuivres.
Un long decrescendo jusqu’au pianissimo est suivi d’un point d’orgue silencieux ; et c’est le mélancolique cor anglais qui fait entendre à nouveau sur le doux accompagnement des cordes, le thème de Charlotte, qui connaît plusieurs avatars conduisant à la fin, très douce et très lente, de ce prélude qui témoigne tout à la fois d’une science musicale accomplie et d’une très grande et pudique sensibilité.
Acte I [Le Grand Manoir]
[Au lever du rideau, des passants endimanchés traversent la scène. Quelques-uns entrent à l’église dont on entend les orgues. Des enfants pauvrement vêtus, trois petits garçons, s’arrêtent devant la première maison de droite et chantent un chœur pascal, tandis qu’un clavecin, qu’on entendait résonner, cesse de jouer]
C’est un singulier effet instrumental que celui qui précède le lever du rideau : à l’orchestre traditionnel se mêlent les timbres du clavecin (touché par Lacouture) et de l’orgue (à l’intérieur de l’église).
Scène 1
Pour le plus grand bonheur des passants, les enfants chantent un cantique de Pâques dont la mélodie, particulièrement fraîche, est doublée par les premiers violons et les clarinettes. Le joyeux trille de la flûte traduit leur plaisante excitation à l’instant où ils réclament les œufs traditionnels de la Pâque fleurie !
Scène 2
Très brève, elle situe admirablement les femmes, madame de Bretteville, attendrie mais vite impatientée par ces « chants aigrelets » et Charlotte, douce et timide.
Scène 3
Charlotte est entrée en scène, porteuse d’une corbeille d’œufs colorés. Son intervention, volontairement inexpressive, la maintient obstinément sur la note la, mais c’est le thème gracieux de la clarinette, bientôt orné des scintillements de la harpe qui exprime toute la fraîcheur de son âme et la tendresse de son cœur (exemple 5).
Lorsqu’elle s’adresse aux trois jeunes garçons venus chercher leurs œufs, nous observons un procédé très caractéristique de l’écriture de Léon Manière, la modulation à la tierce. La légère retenue du mouvement met en lumière la nature des rêveries de notre héroïne lorsque le troisième enfant se nomme : Robert. N‘est-ce pas là le prénom de l’homme vers qui la pousse son destin ?
Scène 4
Tandis que madame de Bretteville, revenue, et Charlotte échangent leurs impressions sur les charmants bambins, l’accompagnement en siciliennes donne une couleur animée à leur dialogue.
Et plus loin, lorsque le mystérieux voisin joueur de clavecin est évoqué, c’est par un choral en valeurs longues et statiques que se découvre la passion éperdu de la jeune fille. Les arpèges du clavecin viennent bientôt en troubler la sérénité. Invisible, Robert Lacouture, reprend de sa voix magnifique le frais cantique des enfants, tandis que Charlotte s’assied sur un banc et ouvre un livre.
Scène 5
Le clavecin et le thème du cantique forment le fond sonore de la douce rêverie de Charlotte (« Quel merveilleux trouble en mon cœur / Fait monter cette mélodie / Pouvoir s’aimer toute une vie / et se le dire avec douceur).
Scène 6
Madame de Bretteville s’inquiète des mauvaises lectures de sa nièce ! Doucement résignée, cette dernière se défend d’être plus sombre que d’ordinaire : « Vous savez bien que j’ai souvent l’âme grise ». Plus que ces mots, c’est la reprise, textuelle, de son triste thème (cf. exemple 2) qui nous persuade profondément de l’incapacité et de l’inaptitude de Charlotte au bonheur.
Puis vient un moment capital : madame de Bretteville découvre que sa nièce n’a plus confiance en Dieu (« Il ne m’écoute point »). Les trémolos de l’orchestre illustrent l’émoi de la brave dame.
Charlotte a lu Rousseau : « Oui, j’ai lu dans la nature si tendre, et le ciel est témoin que pour vénérer Dieu, il n’est point besoin d’aller s’agenouiller en un coin de chapelle ». Son exaltation grandit peu à peu, la conduisant jusqu’au sib, fortissimo lorsqu’elle évoque l’insincérité de la prière : « Prier avec des mots et non avec son âme, c’est se moquer de Dieu ».
Atterrée, madame de Bretteville s’enfuit. Restée seule, Charlotte laisse alors tomber ces simples mots, a capella, douloureusement : « Il ne m’aime pas ». Et par le désarroi de cette douleur poignante, si humaine, prolongée par le mélancolique motif des cordes graves, s’éclaire l’engrenage fatal de la tragédie à venir.
Scène 7
Précédé du tintement des cloches, retentit le chœur de fidèles, homorythmique, verticalement pensé. Constamment modulant (do Majeur, ré Majeur, la mineur, si mineur etc.), il est conclu par une puissante coda instrumentale.
Scène 8
Sur le chant mélancoliquement assombri du cor (passe le motif chromatique de la Terreur) soutenu par le discret trémolo des cordes, Charlotte lit à voix haute l’épisode biblique de l’assassinat d’Holopherne par Judith, « devoir que lui dictait le ciel ».
Entrecoupée de brefs récitatifs, sa lecture se poursuit jusqu’aux mesures mélodiques (dont l’incipit est calqué sur le premier thème donné par Lacouture au clavecin, scène 1), tristement et amèrement conclues : « Tandis que moi / Je suis pauvre et ne suis pas belle ».
Scène 9
Première intervention réelle de Lacouture dans l’action, cette scène se résume à une longue méditation devant le manoir où vit l’aimée, manoir aimé « puisque sa chère tête blonde / Sous [son] toit à pignon / Si souvent a dormi », manoir détesté « de voir à [son] fronton le blason ennemi ».
Car Lacouture est plébéien et désespère de voir un jour Charlotte tourner ses yeux vers lui (« Mais une Corday d’Armont, ah sort barbare / Ne portera jamais mon nom de plébéien »).
Rien ne traduit mieux ce mélange de douceur et d’amertume, de rêve et de désespoir, que la ligne mouvante de la mélodie, assouplie par le fréquent usage du triolet (exemple 6).
Les longues tenues des cors sur les batteries légères des violons, expression de sa rêverie, font place aux pulsations plus rapides des clarinettes lorsque le jeune homme laisse l’amertume le gagner. Ecoutons enfin cette brusque modulation à la tierce majeure inférieure (de la Majeur à fa Majeur), effet théâtral, sous les mots : «Je l’aime et j’en mourrai ».
Une lointaine sonnerie de cloches colore l’épilogue instrumental de ce douloureux épisode.
Scène 10
Instant capital ! Nos deux infortunés héros sont enfin appelés à se rencontrer. Une douce et poignante mélodie, qui passe du hautbois à la flûte, manifeste l’émotion respective qui agite leurs cœurs.
Lacouture « maladroit et gauche » demande, pour s’être assis sur le banc du manoir, un pardon que Charlotte serait trop heureuse d’accorder si sa feinte incompréhension ne permettait de poursuivre une conversation si désirée ! Le charmant badinage se poursuit de la sorte, jusqu’à l’extase commune qui s’empare de ces deux cœurs aimants, sans qu’ils songent, hélas, à l’échanger (exemple 7).
L’arrivée intempestive de madame de Bretteville rompt l’enchantement.
Scène 11
Pour Lacouture, resté seul, c’est l’heure d’un ineffable bonheur ; il a vu frémir les lèvres de Charlotte, s’animer son âme, lu dans son regard le reflet de sa propre flamme. Après le silence d’un point d’orgue, sa félicité s’exprime dans un magnifique allegro lyrique, soutenu par les bois et les cordes (exemple 8).
L’exaltation du jeune homme ne cesse de grandir jusqu’à la plénitude d’un contre-ut solaire (« ses yeux m’ont touché »), que le chanteur peut toutefois transformer en la si les forces lui font défaut (indication manuscrite du compositeur).
Scène 12
La foule, peu à peu, s’est assemblée sur la place ; un messager transmet les terribles nouvelles de Paris : « la Montagne égorge la Gironde ». La foule horrifiée voit grandir le spectre de la guerre civile, tandis que madame de Bretteville se réjouit d’apprendre que « les scélérats s’entrefrappent ». L’indignation de Charlotte instruit la bonne dame des sentiments républicains de sa nièce et elle s’enfuit lire son bréviaire, sur un accord épouvanté de treizième !
Scène 13
Le clavecin se fait à nouveau entendre, s’éteint doucement sur un accord irrésolu de septième.
« Oh, mon dieu ! Quel bonheur m’est réservé sur terre ? » s’écrie douloureusement Charlotte, « mon cœur est plein d’amour et personne ne m’aime » (mots soulignés par le tragique commentaire des violoncelles et bassons).
Farouche, elle interpelle la puissance divine, furieuse de ce que l’amour souffle sur la nature tandis que les hommes se massacrent.
Le passage de couples amoureux éveillent sa tendresse (doux choral aux cordes) et accentuent la douleur de la solitude (« Et j’ignore à vingt ans, la joie âpre de vivre ! Je suis seule ! »)
C’est alors qu’une voix timide se fait entendre : « Et moi ? ». Le petit Robert est revenu, il s’avance lentement vers Charlotte. Emue aux larmes, la jeune fille le prend dans ses bras, l’embrasse tendrement sous les yeux de la foule immobile et silencieuse.
Un tranquille arpège de la harpe conduit à l’accord de mib Majeur, donné, pianissimo, par les bois, un léger pizzicato des cordes graves fermant ce premier acte.
Acte II [La chambre de Charlotte]
Prélude
Il débute par l’exposition d’un nouveau thème, chanté par la clarinette, celui de la chambre de Charlotte (exemple 9).
Exemple 9 (La chambre de Charlotte)
Continué par le hautbois, puis la flûte (doublée par la clarinette), il évoque avec une expressive simplicité le cadre de vie modeste et triste de la jeune fille.
Un second épisode (« Plus vite et sourdement agité ») intervient, bâti sur un motif exposé par les violons, et gagne bientôt tout l’orchestre.
Retour de l’ambiance initiale, pour un développement mélodique du premier thème. Une accentuation du ralentissement et une diminution de l’intensité (pianissimo) permettent au cor de faire entendre un contrepoint navré, sur la dernière exposition du thème de la chambre par les cordes graves.
Scène 1
Au lever du rideau, madame de Bretteville termine près de la fenêtre un travail de dentelle. La porte de droite s’ouvre et la petit Robert paraît portant un énorme bouquet de fleurs des champs.
Un motif joyeux et sautillant, toujours associé aux fleurs et aux dessins de Charlotte (donc au petit Robert qui apporte les unes et admire les autres), est exposé par la flûte.
Le petit garçon porte son offrande à sa grande amie ; à madame de Bretteville, intriguée de ne plus le voir fréquenter l’école, il répond que le magister s’en est enfui, un sans-culotte moqueur ayant fait sauter sa perruque (impertinence relevée par un allègre trait des flûtes).
Depuis, il s’occupe à cueillir des bouquets pour Charlotte : « tu as l’âme d’un sans-culotte » conclut doctement Madame de Bretteville.
Scène 2
Charlotte entre en scène, embrasse Robert, médite sur les couleurs de la pâquerette et du coquelicot qui « rougit comme une demoiselle ».
Sa tante n’apprécie point les démonstrations de tendresse prodiguées au petit Robert (« Moi, j’ai horreur des vagabonds »). Elle se lève pour sortir, mais invite le petit hère à dévorer la grosse tartine qu’elle s’apprête à lui tailler ; le petit Robert hésite, partagé entre son insatiable appétit et le désir de découvrir les dessins de Charlotte.
Hésitation soudain interrompue par les cris qui s’élèvent dans la rue. Le tumulte grandit, et bientôt éclate le thème des Girondins (cf. exemple 3) tandis que rugit le chœur des révolutionnaires (« Mort à Marat »).
Les sentiments des deux femmes sont mélangés ; Charlotte se félicite que Caen donne abri aux révoltés persécutés tandis que madame de Bretteville reste persuadée de l’imminence du châtiment divin : « Mais le châtiment les attend / Tous, les Montagnards, la Gironde et la Plaine ».
Les réflexions de Charlotte se font très vite plus profondes : qui délivrera la nouvelle république du tyran Marat ? Et c’est tout bas qu’elle répète le cri des Girondins, « Mort à Marat ».
L’oppressante atmosphère se détend avec le retour du motif de la flûte ; madame de Bretteville ouvre le carton de Charlotte et montre au petit garçon, extasié, les croquis de sa nièce.
L’un d’eux attire particulièrement son regard, celui d’une tête d’homme énergique : c’est le girondin Barbaroux, dont le thème est entendu pour la première fois, énoncé par les bassons et les cordes graves (exemple 10).
Madame de Bretteville supporte cette relation parce que son amie, madame de Forbin, est susceptible d’en tirer quelque avantage, mais Charlotte éprouve une véritable amitié pour ce républicain « bon autant que brave », qui ne connaît qu’une maîtresse, sa patrie, et n’a qu’un but, son devoir. Le thème de Barbaroux, en valeurs diminuées, ponctue ces propos de ses fréquentes interventions à la basse.
Madame de Bretteville réussit enfin à emmener le jeune Robert pour lui offrir sa tartine tandis que Charlotte reste seule, abîmée dans une profonde rêverie.
Scène 3
Clarinettes et bassons ouvrent cette scène avec le thème du destin de la jeune héroïne (cf. exemple 2). Car, pour ce destin, l’heure décisive a sonné. Tandis que les derniers échos des cris de mort s’entendent, Charlotte ayant à nouveau ouvert la fenêtre, un long récitatif nous apprend les troubles de son cœur : « Qu’ai-je donc ? Il me semble que mon cœur va s’arrêter dans ma poitrine. »
Frémissante, elle cherche désespérément à voir clair en elle (« Oh ! Voir, voir, oh mon Dieu ! quelle est ma route et quel est mon devoir »). Ce passage de l’histoire de Judith, dont elle ne peut se détacher, ne lui montre-t-il pas la voie de ce devoir ?
Scène 4
Le clavecin seul fait à nouveau sonner la mélodie qui figure Lacouture : il est ici permis d’évoquer le principe d’un leitmotiv ne reposant pas uniquement sur les hauteurs mais également sur le timbre.
Et bientôt s’élève la voix de Lacouture (« Je t’avais vu passer à travers un beau songe »), l’orchestre s’étant substitué au clavecin, et énonçant le thème du personnage lui-même (cf. exemple 4), de Lacouture amoureux de Charlotte. Cette dernière, douloureusement, répond en aparté à la prière informulée du jeune homme, sous les délicats arpèges brisés de la flûte (« douce voix, dont le chant mélodique me charme »), puis reste prostrée.
Scène 5
Barbaroux est entré sans que Charlotte le voie. Troublé, il remarque son « air grave et son sourcil froncé ». La jeune fille cherche vainement à le détromper puis finit par lui exposer son grave secret : elle s’apprête à quitter Caen pour Paris.
Effrayé, Barbaroux tente de l’en dissuader (« Et le massacre est roi, là où Marat a passé »). Mais quelle résolution implacable dans la réplique de Charlotte, en une triple impulsion sur une quarte montante qui la mène finalement au fa# (exemple 11) !
Barbaroux ne se tient pas pour battu et entonne un chant de malédiction à l’endroit des Révolutionnaires de Paris, visant plus spécialement « Marat, nom détesté, nom sanglant qu’on redit, à voix basse, en tremblant, de peur que du bandit l’on ne devienne la victime », ces ultimes paroles étant soulignées par un violent trémolo des cordes.
Rien n’y fait : la funeste résolution de Charlotte est prise. Le destin est en marche désormais, et il n’est plus au pouvoir des hommes d’en modifier la trajectoire.
Scène 6
Egalement introduit par le thème du destin de Charlotte, cet épisode met en scène Charlotte, seule, exaltée. Un long crescendo parallèle à la montée mélodique la conduisant du mi grave au lab aigu (« A présent, je connais mon devoir ») aboutit au retour, fortissimo, du thème du meurtre (cf. exemple 1).
Mais quelle tristesse, soudain, quelle nostalgie en jetant un dernier regard sur cette vieille chambre (thème de la chambre aux clarinettes) où elle a dormi, prié, pleuré d’amour…
Et voici précisément le clavecin de Lacouture qui sonne une dernière fois, bouleversant la jeune fille.
Scène 7
Une fois encore les deux amoureux tragiques s’entendront sans se comprendre. Lorsque Lacouture chante : « Il ne me reste qu’à mourir, puisque je t’ai donné mon âme », comment Charlotte ne réalise-t-elle pas qu’elle est la récipiendaire de cette précieuse offrande ?
Sa pauvre réplique solitaire (« Mon Dieu, c’est ta dernière épreuve / Pourquoi faut-il que cette voix m’émeuve / Et que ce chant d’amour revienne m’effleurer ? ») rappelle que le bonheur ne l’attend pas en ce monde.
Scène 8
Le petit Robert est entré, ému par les larmes de Charlotte. Se reprenant aussitôt, la frêle jeune fille redresse fièrement la tête et fait don à l’enfant de ses dessins, en souvenir d’une femme « qui sut venger de son poignard tout un peuple écrasé sous le joug d’un infâme. »
Et elle s’enfuit sur un martèlement, fortissimo, de tout l’orchestre, en sib Majeur.
Acte III [A la Conciergerie]
Prélude
« Très soutenu et avec une expression angoissée », voici le dernier thème essentiel de l’opéra, celui de la Fatalité (exemple 12). Plus explicite qu’un discours, il raconte le drame achevé, le meurtre suivi du procès.
Donné par les cordes à l’unisson, il est suivi de nombreuses cellules chromatiques, annonce lugubre du dramatique dénouement à venir.
Suit un nouveau motif (« Une âme de jeune fille » a ajouté, sur sa partition, le compositeur), chanté par les cordes, expression de l’ingénuité émouvante de Charlotte, la plus douce des jeunes filles, que le destin a transformée en meurtrière (exemple 13)
Le thème de la Fatalité revient à plusieurs reprises, légèrement transformé mélodiquement et harmoniquement. Un énergique trémolo conclut ce troisième prélude.
Scène 1
[Charlotte attend dans son cachot, l’heure prochaine de l’échafaud. Déjà, elle est vêtue de la chemise que la loi révolutionnaire imposait aux assassins. Elle est calme et comme grandie par l’approche de la mort].
Une nouvelle cellule mélodique accompagne Charlotte dans ses tristes réflexions, constituée d’une quarte montante puis descendante (si – mib puis sol# – do).
Les pensées de la jeune fille sont tristes sans amertume. Evoquant sans effroi « l’instant glorieux du supplice », elle entend bientôt sonner les cinq coups fatidiques : l’aube est venue, il lui reste une heure
Puisque justice est faite, puisque Marat est mort, elle peut, à son tour, quitter la vie sans regret.
Cependant le retour du thème de la chambre indique la persistance de ces souvenirs si doux (sans être heureux) de ses jeunes années passées dans l’obscur manoir et de son éveil à l’amour. Il est temps d’écrire une lettre d’adieu à sa tante, de lui annoncer qu’elle meurt heureuse, ayant délivré la France du spectre sanglant de Marat.
A cet instant, le gardien Richard entre lentement dans le cachot.
Scène 2
Très ému à la vue de Charlotte, si calme et si tranquille, il plaint son extrême jeunesse, sa beauté si tôt condamnée. Son chant, trop humain pour un geôlier, se signale par une simplicité de la mélodie qui renvoie à celle de son cœur pourtant endurci (exemple 14).
Cependant, l’instant funeste approche et Richard doit encore exécuter un ordre bien cruel : couper la blonde chevelure de l’infortunée jeune fille. Elle lui en donne le courage, par sa sublime résignation, regardant avec un triste sourire les mèches tomber au sol (« Pauvres cheveux, cher ruisseau d’or, combien j’aimais votre caresse quand le vent du matin vous faisait voltiger sur ma nuque »).
Puisque Richard semble si compatissant, Charlotte lui remet la lettre qu’elle vient d’écrire à sa tante, glisse une mèche à l’intérieur, et lui demande la permission de se reposer.
Scène 3
Lacouture fait son apparition, remerciant quelqu’un qui reste invisible.
Bien que le temps presse, il reste fasciné par la beauté surnaturelle de Charlotte qui repose sur son grabat, et ne l’a pas entendu entrer (« Je vais pouvoir enfin, Charlotte, te prouver mon amour »).
S’arrachant à cette douce vision, il appelle la jeune fille ; celle-ci, ne l’ayant pas encore reconnu, se lève paisiblement, croyant l’heure venue. Sa dramatique surprise est soulignée par un puissant accord de mi Majeur, et il lui faut plusieurs instants pour réaliser la nouveauté de cette étrange situation (qui n’est pas sans évoquer, dramatiquement, le finale de Faust).
Cependant les pressantes invitations de son soupirant la ramènent à la réalité. A la réalité et non à la lucidité. Car c’est faute de comprendre les raisons de Lacouture (l’amour et non la pitié) qu’elle refuse d’abord la fuite : « S’enfuir ? Mais c’est la honte et non pas le salut ».
Le rythme se précipite, les supplications de Lacouture se font plus aiguës, plus poignantes (« Dessein funeste qui me perce le cœur).
Et lorsque Charlotte lui dit ne plus aimer la vie, c’est accompagné par le thème de l’amour qu’il chante sa jeunesse, sa beauté, lui dénie le droit de mourir. Mais ce n’est qu’au moment où le caractère inexorable de la terrible décision lui apparaît enfin qu’il en vient à l’aveu suprême : « Non, à présent, je reste et je reste avec joie / Pour pouvoir mourir avec vous / Je vous aime ».
Pour Charlotte, le ciel vient d’ouvrir ses plus radieuses lumières. Ecoutons-la, bouleversée de bonheur, doubler les notes du thème de l’amour de Lacouture (confié aux premiers violons), après une ravissante modulation en sol Majeur (exemple 15).
Et quelle immense délivrance dans ces quelques mots : « Je vous aimais aussi » ! Les voici enfin embrassés, mais c’est au pied de l’échafaud, à l’heure suprême de leur existence.
Si Charlotte est perdue dans son extatique rêverie (« Est-il rien de plus resplendissant que ce verbe d’amour et ses accents si tendres ! »), Lacouture n’a pas encore renoncé à la vie : « Pourquoi mourir puisque nous pouvons fuir ensemble ? Il en est temps encore… ».
Trop tard répond paisiblement Charlotte. Déjà s’entendent les pas du bourreau et de ses aides. Si les chants les plus désespérés sont les plus beaux, assurément les accents du jeune homme sont-ils de nature à émouvoir les plus impassibles publics. D’autant plus que de furieux cris de haine venus du dehors et réclamant la mort de Charlotte, viennent leur offrir un sinistre contrepoint.
L’orchestre se précipite tumultueusement et se tait soudain pour laisser sonner la lugubre cellule chromatique de la Terreur aux trombones et tuba, fortissimo.
Scène 4
Les cris se sont tus à l’instant où le commissaire et les bourreaux entraient dans la cellule. Les gendarmes s’emparent de Lacouture, gagné par le bel héroïsme de sa compagne (« Enfin, je vais pouvoir mourir aussi »), tandis que cette dernière est ligotée par le bourreau.
Les derniers propos sont échangés, déjà Charlotte est entraînée. Sur le seuil de son cachot, elle se retourne pour l’ultime adieu et son dernier mot est un mot d’amour (« Je t’aime »), cet amour qui lui aura tant manqué au long de sa courte vie, cet amour que le destin, malgré tout miséricordieux, lui permet de découvrir au bord de l’éternel abîme.
« Âme sublime » répond Lacouture, qui a fait le choix de l’amour héroïque : le néant avec l’aimée plutôt que la vie sans elle !
Le rideau tombe rapidement, sur une cadence inattendue en réb Majeur.
Moins riche musicalement que les deux premiers, ce troisième acte est une réussite théâtrale remarquable, ne serait-ce que par sa concision. Lucide, le compositeur n’a pas surestimé ses capacités dramatiques : s’il excelle dans la douceur, la rêverie et la tendresse, il démontre également une évidente capacité dans la tragédie.
Conclusion
Le livret de Charlotte Corday est bien bâti, d’une grande clarté : en est banni le plus célèbre épisode de l’histoire, l’assassinat de Marat. Le librettiste Renard résiste ainsi à la bien naturelle tentation du spectaculaire.
Charlotte ne sera donc qu’une victime (de la froideur des autres, d’un destin implacable, de la férocité révolutionnaire). L’héroïne de Renard n’est pas conçue pour lever son poignard et le plonger dans la poitrine d’un homme sans défense. C’est dans le même souci d’humaniser la jeune femme que le librettiste a créé l’idylle avec Lacouture, traitée avec beaucoup de mesure et de pudeur.
La musique de Léon Manière donne toute sa vraisemblance psychologique à une telle conception. Aussi éloignée du magnifique bel canto d’Andrea Chénier (Giordano, 1896) que de l’expressionnisme de La Mort de Danton (Einem, 1947), ouvrages lyriques également inspirés par la Révolution à un demi-siècle d’intervalle, la partition de Charlotte Corday épouse les tourments de l’héroïne, traduit son désarroi mais aussi ses élans de joie et de passion, donne vie à l’émotion des personnages et crée l’unité profonde de l’action par l’usage du leitmotiv, la parenté mélodique des thèmes et un parti-pris harmonique d’une plénitude quasi religieuse.